• Le Pouvoir pastoral

    "D’origine religieuse, ce type de pouvoir s’est constitué comme une institution destinée au gouvernement quotidien des hommes dans leur vie individuelle, sous prétexte d’assurer leur salut.

    L’État occidental moderne a intégré, sous une forme politique nouvelle, une vieille technique de pouvoir qui était née dans les institutions chrétiennes. Cette technique de pouvoir, appelons-là le pouvoir pastoral. Et, pour commencer, quelques mots sur ce pouvoir pastoral. On a souvent dit que le christianisme avait donné naissance à un code d’éthique fondamentalement différent de celui du monde antique. Mais on insiste en général moins sur le fait que le christianisme a proposé et étendu à tout le monde antique des nouvelles relations de pouvoir.

    Le christianisme est la seule religion à s’être organisée en Église. Et en tant qu’Église le christianisme postule en théorie que certains individus sont aptes, de par leur qualité religieuse, à en servir d’autres, non pas en tant que princes, magistrats, prophètes, devins, bienfaiteurs ou éducateurs, mais en tant que pasteurs. Ce mot, toutefois, désigne une forme de pouvoir bien particulière.

    1 - C’est une forme de pouvoir dont l’objectif final est d’assurer le salut des individus dans l’autre monde.
    2 - Le pouvoir pastoral n’est pas simplement une forme de pouvoir qui ordonne ; il doit aussi être prêt à se sacrifier pour la vie et le salut du troupeau. En cela, il se distingue donc du pouvoir souverain qui exige un sacrifice de la part de ses sujets afin de sauver le trône.
    3 - C’est une forme de pouvoir qui ne se soucie pas seulement de l’ensemble de la communauté, mais de chaque individu particulier, pendant toute sa vie.
    4 - Enfin, cette forme de pouvoir ne peut s’exercer sans connaître ce qui se passe dans la tête des gens, sans explorer leurs âmes, sans les forcer à révéler leurs secrets les plus intimes. Elle implique une connaissance de la conscience et une aptitude à la diriger.

    Cette forme de pouvoir est orientée vers le salut (par opposition au pouvoir politique). Elle est oblative (par opposition au principe de souveraineté) et individualisante (par opposition au pouvoir juridique). Elle est coextensive à la vie et dans son prolongement ; elle est liée à une production de la vérité - la vérité de l’individu lui-même.

    Mais, me direz-vous, tout cela appartient à l’histoire ; la pastorale a, sinon disparu, du moins perdu l’essentiel de ce qui faisait son efficacité. C’est vrai, mais je pense qu’il faut distinguer entre deux aspects du pouvoir pastoral : l’institutionnalisation ecclésiastique, qui a disparu, ou du moins perdu sa vigueur depuis le XVIIIème siècle, et la fonction de cette institutionnalisation, qui s’est étendue et développée en dehors de l’institution ecclésiastique.

    Il s’est produit, vers le XVIIIe siècle, un phénomène important une nouvelle distribution, une nouvelle organisation de ce type de pouvoir individualisant. Je ne crois pas qu’il faille considérer l’« État moderne » comme une entité qui s’est développée au mépris des individus, en ignorant qui ils sont et jusqu’à leur existence, mais au contraire comme une structure très élaborée, dans laquelle les individus peuvent être intégrés à une condition : qu’on assigne à cette individualité une forme nouvelle et qu’on la soumette à un ensemble de mécanismes spécifiques. En un sens, on peut voir en l’État une matrice de l’individualisation ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral.

    Je voudrais ajouter quelques mots à propos de ce nouveau pouvoir pastoral.
    1 - On observe, au cours de son évolution, un changement d’objectif. On passe du souci de conduire les gens au salut dans l’autre monde à l’idée qu’il faut l’assurer ici-bas. Et, dans ce contexte, le mot « salut » prend plusieurs sens : il veut dire santé, bien-être (c’est-à- dire niveau de vie correct, ressources suffisantes), sécurité, protection contre les accidents. Un certain nombre d’objectifs « terrestres » viennent remplacer les visées religieuses de la pastorale traditionnelle et ce d’autant plus facilement que cette dernière, pour diverses raisons, s’est toujours accessoirement assigné certains de ces objectifs ; il suffit de penser au rôle de la médecine et à sa fonction sociale qu’ont longtemps assurée les Églises catholique et protestante.

    2 - On a assisté conjointement à un renforcement de l’administration du pouvoir pastoral. Parfois, cette forme de pouvoir a été exercée par l’appareil d’État, ou, du moins, une institution publique comme la police. (N’oublions pas que la police a été inventée au XVIIIe siècle non seulement pour veiller au maintien de l’ordre et de la loi et pour aider les gouvernements à lutter contre leurs ennemis, mais pour assurer l’approvisionnement des villes, protéger l’hygiène et la santé ainsi que tous les critères considérés comme nécessaires au développement de l’artisanat et du commerce.) Parfois, le pouvoir a été exercé par des entreprises privées, des sociétés d’assistance, des bienfaiteurs et, d’une manière générale, des philanthropes. D’autre part, les vieilles institutions, comme par exemple la famille, ont été elles aussi mobilisées pour remplir des fonctions pastorales. Enfin, le pouvoir a été exercé par des structures complexes comme la médecine, qui englobait à la fois les initiatives privées (la vente de services sur la base de l’économie de marché) et certaines institutions publiques comme les hôpitaux.

    3 - Enfin, la multiplication des objectifs et des agents du pouvoir pastoral a permis de centrer le développement du savoir sur l’homme autour de deux pôles : l’un, globalisant et quantitatif, concernait la population ; l’autre, analytique, concernait l’individu.

    L’une des conséquences, c’est que le pouvoir pastoral, qui avait été lié pendant des siècles - en fait pendant plus d’un millénaire - à une institution religieuse bien particulière, s’est tout à coup étendu à l’ensemble du corps social ; il a trouvé appui sur une foule d’institutions. Et, au lieu d’avoir un pouvoir pastoral et un pouvoir politique plus ou moins liés l’un à l’autre, plus ou moins rivaux, on a vu se développer une « tactique » individualisante, caractéristique de toute une série de pouvoirs multiples : celui de la famille, de la médecine, de la psychiatrie, de l’éducation, des employeurs, etc." (Michel Foucault)

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